Jules Chéret et l’affiche artistique : un nouvel art de la rue, dessins par Claire Le Men et texte par Ségolène Le Men
Ce deuxième article à quatre mains, écrit à l’occasion de l’exposition « L’art est dans la rue » au musée d’Orsay, prolonge le dialogue d’histoire de l’art entre Claire et Ségolène Le Men initié avec le livre Mon musée imaginaire (2023) de Claire Le Men. Il s’appuie sur les recherches menées pour la rétrospective « La Belle Epoque de Jules Chéret. De l’affiche au décor » de 2010 au Musée des Arts Décoratifs et sur son catalogue ainsi que sur l'essai de Ségolène Le Men Seurat et Chéret : le peintre, le cirque & l’affiche.

Claire Le Men, illustration d'après « Jules Chéret dans son atelier » (Dornac, 1901), 2025
1. La carrière de Jules Chéret (1836-1932) et la formation d’un affichiste
« Apporteur de neuf. [Chéret] a conquis à l’art une province nouvelle. Il créa l’affiche artistique. » (Georges Rodenbach, 1899). Sa carrière, très longue puisqu’il a vécu presque centenaire, se partage en deux grandes étapes, celle de l’affichiste et celle du décorateur, après une formation qui, comme celle de Daumier, s’est effectuée dès l’enfance dans les ateliers d’imprimerie lithographique, et qui s’est déroulée entre la France et l’Angleterre.
Fils d'un ouvrier typographe, Jules Chéret (1836-1932) est en grande partie autodidacte, ayant fait ses débuts en lithographie comme dessinateur en lettres à l'âge de treize ans puis comme ouvrier-lithographe chez Bouasse-Lebel, imprimeur d’images de piété, avant de travailler chez différents imprimeurs, à Paris et à Dôle. Il dit avoir aussi fréquenté la « petite école » de Lecoq de Boisbaudran (qui précéda l’école des arts décoratifs), dont la méthode originale d’enseignement du dessin était fondée sur la « mémoire pittoresque », et, selon la formule de Baudelaire, la « mnémotechnie du beau ». Cette méthode allait être déterminante pour sa propre façon de dessiner, toujours de mémoire, à partir de l’observation de la nature et de l’inspiration des œuvres d’art, du rococo aux estampes japonaises. Il multiplie les visites de musées, en compagnie de son frère Joseph qui allait devenir céramiste et sculpteur et dont il partage la mansarde.
Il compose en 1858, pour l’opérette Orphée aux enfers, une première affiche lithographiée en trois couleurs, commandée par Offenbach pour la mise en scène des Bouffes Parisiens, qu’admire le lithographe et caricaturiste Gavarni.
De 1859 à 1866, Chéret vit à Londres (ville qu’il avait découverte en 1854) et ce long séjour s’avère déterminant pour son art, comme il le devait le déclarer lors d’une interview en 1912 : « Je n’ai jamais copié les maîtres, eux dessinaient d’après nature, et moi aussi, je regardais autour de moi, je tâchais de représenter les petites Anglaises allant et venant. Il me fallait inventer moi-même tous les secrets du métier qu’on apprend à l’atelier des peintres (…). J’ai étudié la couleur dans les pétales de fleurs, dans la lumière ».
Ce séjour est de plus décisif pour sa formation d’affichiste et d’imprimeur- entrepreneur. Il a pu voir à Londres, ville industrialisée, les affiches en couleurs de grand format qui se déployaient sur les murs ou qui annonçaient les tournées des cirques. Il y compose des illustrations de romances et des cartes publicitaires fleuries, lithographiées en couleurs, parfois parfumées.
Il rencontre aussi le parfumeur Eugène Rimmel qui devient l’un de ses commanditaires, et de plus l’entraîne à Venise où il peut découvrir Tiepolo. C’est grâce à son soutien financier qu’il est en mesure d’installer à son retour à Paris un atelier lithographique équipé de presses anglaises. Il obtient son brevet d’imprimeur en 1866, et compose une célèbre affiche de spectacle, La Biche au bois.
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Claire Le Men, illustration d'après « Jules Chéret dans son atelier » (Dornac, 1901), 2025
1. La carrière de Jules Chéret (1836-1932) et la formation d’un affichiste
« Apporteur de neuf. [Chéret] a conquis à l’art une province nouvelle. Il créa l’affiche artistique. » (Georges Rodenbach, 1899). Sa carrière, très longue puisqu’il a vécu presque centenaire, se partage en deux grandes étapes, celle de l’affichiste et celle du décorateur, après une formation qui, comme celle de Daumier, s’est effectuée dès l’enfance dans les ateliers d’imprimerie lithographique, et qui s’est déroulée entre la France et l’Angleterre.
Fils d'un ouvrier typographe, Jules Chéret (1836-1932) est en grande partie autodidacte, ayant fait ses débuts en lithographie comme dessinateur en lettres à l'âge de treize ans puis comme ouvrier-lithographe chez Bouasse-Lebel, imprimeur d’images de piété, avant de travailler chez différents imprimeurs, à Paris et à Dôle. Il dit avoir aussi fréquenté la « petite école » de Lecoq de Boisbaudran (qui précéda l’école des arts décoratifs), dont la méthode originale d’enseignement du dessin était fondée sur la « mémoire pittoresque », et, selon la formule de Baudelaire, la « mnémotechnie du beau ». Cette méthode allait être déterminante pour sa propre façon de dessiner, toujours de mémoire, à partir de l’observation de la nature et de l’inspiration des œuvres d’art, du rococo aux estampes japonaises. Il multiplie les visites de musées, en compagnie de son frère Joseph qui allait devenir céramiste et sculpteur et dont il partage la mansarde.
Il compose en 1858, pour l’opérette Orphée aux enfers, une première affiche lithographiée en trois couleurs, commandée par Offenbach pour la mise en scène des Bouffes Parisiens, qu’admire le lithographe et caricaturiste Gavarni.
De 1859 à 1866, Chéret vit à Londres (ville qu’il avait découverte en 1854) et ce long séjour s’avère déterminant pour son art, comme il le devait le déclarer lors d’une interview en 1912 : « Je n’ai jamais copié les maîtres, eux dessinaient d’après nature, et moi aussi, je regardais autour de moi, je tâchais de représenter les petites Anglaises allant et venant. Il me fallait inventer moi-même tous les secrets du métier qu’on apprend à l’atelier des peintres (…). J’ai étudié la couleur dans les pétales de fleurs, dans la lumière ».
Ce séjour est de plus décisif pour sa formation d’affichiste et d’imprimeur- entrepreneur. Il a pu voir à Londres, ville industrialisée, les affiches en couleurs de grand format qui se déployaient sur les murs ou qui annonçaient les tournées des cirques. Il y compose des illustrations de romances et des cartes publicitaires fleuries, lithographiées en couleurs, parfois parfumées.
Il rencontre aussi le parfumeur Eugène Rimmel qui devient l’un de ses commanditaires, et de plus l’entraîne à Venise où il peut découvrir Tiepolo. C’est grâce à son soutien financier qu’il est en mesure d’installer à son retour à Paris un atelier lithographique équipé de presses anglaises. Il obtient son brevet d’imprimeur en 1866, et compose une célèbre affiche de spectacle, La Biche au bois.
Claire Le Men, illustration d'après « Jules Chéret dans son atelier » (Dornac, 1901), 2025
2. Le roi de l’affiche
Au public, à ce dieu formidable aux milliers de têtes et aux milliers de bras, avare de son temps, entier à l’argent et aux affaires, Chéret offre des images de plaisir. Et Baal, amusé un instant, s’en va parfois au livre, au théâtre, au magasin que lui ont indiqué –avec les majuscules réclamières à côté desquelles elles souriaient – les belles et prestes filles de ce Fragonard de la rue, de ce Watteau des carrefours, de ce Delacroix du trottoir et de ce Tiepolo de la place publique.
L’auteur de cette phrase emphatique bien qu’ironique est Félicien Champsaur (1858-1934), l’écrivain-journaliste de la bohème montmartroise et romancier qui allait devenir le critique d’art attitré de Chéret (et dont Chéret, en contrepartie, a illustré plusieurs livres). Dans le même article paru dans L’évènement en 1889 (reprise d’un texte de 1885), il affirme : « C’est de plus, incontestablement, le roi de l’affiche. » L’expression de « roi de l’affiche » s’est rapidement imposée pour Chéret. Elle apparaît à deux reprises dans un article anonyme daté 1889 et placé au début du recueil de coupures de presse de la Bibliothèque nationale : « Le peintre – j’allais dire le roi- de l’affiche, est actuellement Chéret », et l’expression revient à nouveau pour évoquer la situation de monopole de Chéret sur les murs de Paris, notamment dans le numéro spécial sur « l’affiche illustrée » de la revue La plume en 1893 (p.480). Le succès de Chéret tient d’abord à l’ampleur de sa production dont le répertoire est impressionnant, puis à sa faculté de solliciter les imaginaires sociaux, et enfin à la réussite d’une formule artistique. Il tient aussi à sa capacité de cumuler des compétences rarement réunies en une même personne, celles de l’ouvrier lithographe et du chef d’entreprise, celles du dessinateur et du coloriste, et enfin celles de l’affichiste, chromiste hors pair.
Il est salué par de nombreux écrivains et critiques de tous bords, du romancier de la Décadence Joris K. Huysmans à l’anarchiste Félix Fénéon. Il est récompensé d'une médaille d'or à l'exposition universelle de 1889 pour laquelle il a réalisé plusieurs affiches (Cabaret roumain ou Le pays des fées), tout en annonçant d’autres spectacles Nouveau Cirque, La Foire de Séville, tandis qu'Ernest Maindron, l'affichomane collectionneur et premier historiographe de cette forme d'expression, y présentait une vaste rétrospective tendant à légitimer ce nouvel art français de l'affiche, avec Chéret en vedette. La même année 1889, se tenait l’exposition organisée dans le hall du Théâtre d’Application, dont le catalogue, préfacé par Roger Marx, révélait au public l’artiste dessinateur et pastelliste, annonçant le second volet de sa carrière qui le mena « de l’affiche au décor » à partir de 1900. Entrepreneur-artiste, Chéret allait ainsi dominer le champ naissant de l’affiche artistique et en définir les formules et le style, avant d'être décoré en 1890 de la Légion d'honneur (à la suite d’une pétition de 1889 aux illustres signataires) pour avoir développé un art qui était aussi industrie : « créateur d’une industrie d’art depuis 1866 par l’application de l’art à l’impression commerciale et industrielle ». Edmond de Goncourt qui préside le banquet porte alors ce toast : « Je bois au premier peintre du mur parisien, à l’inventeur de l’art dans l’affiche ».
Lorsque Dornac le photographie pour la célèbre série « Nos contemporains chez eux » (où prennent aussi place Rodin, Zola, et Loti, entre autres), le roi Chéret, dandy moderne en habit noir, prend élégamment la pose: accoudé à un escabeau d’atelier, il porte le haut de forme comme s’il était dans la rue et tient le pommeau de sa canne en guise de sceptre ; à l’arrière-plan se devinent au mur de son atelier des panneaux décoratifs en hauteur, qui transposent à domicile le format des affiches des colonnes Morris. Reproduit dans la Revue illustrée en 1901, ce portrait accompagne un article dithyrambique du critique Maurice Guillemot, émaillé de reproductions des croquis à la sanguine auxquels s’exerce Chéret, au moment où il devient décorateur :
L'homme correspond à son œuvre, écrit Guillemot, il en a l'alerte distinction; grand, souple, les cheveux de neige, la moustache fine, un colonel des mousquetaires de la reine, a-t-on écrit: solidement campé, le torse en arrière, le geste large, nerveux, remueur, il a l'animation brusque, franche, sûre, de ces esquisses au fusain qu'il sabre pour chercher ses compositions. Son nom est universellement connu ; il l'a donné à ce qu'il fait, on dit : un Chéret.
Il lui a déjà été consacré de nombreuses pages depuis celles d'Ernest Maindron jusqu'à celles de Beraldi sans compter tout ce que, dans la presse, d'autres et nous avons tant de fois répété; c'est besogne délicate de vouloir fixer de la poussière d'ailes de papillons, d'enfermer dans des formules un charme, de préciser une séduction, nous avons la bonne fortune ici que notre texte soit illustré par l'artiste même dont nous parlons, et le lecteur commencera par regarder les images.
Claire Le Men, illustration d’après « Les pantomimes lumineuses » (1892) de Jules Chéret, 2025
3. Chéret, Chérettes
Pour le public et pour les critiques, l’art de Chéret se résume aux personnages féminins, silhouettes dansantes, souvent vêtues de jaune, qui prendront le nom de Chérettes, tandis que la vision des affiches donne lieu à la métaphore constamment reprise du « Salon de la rue » qui s’adresse à tous les publics. Parmi bien d’autres, John Grand-Carteret l’introduit en 1893 dans la chronique « les curiosités de la rue » de son journal Le livre et l’image qui contribue à faire reconnaître l’affiche illustrée comme un art. Il commence par souligner que le :
côté très curieux de l'affichage actuel réside surtout dans le mélange des genres et des séries. Réclames industrielles, qu'il s'agisse de spécialités pharmaceutiques, de liqueurs, ou de vêtements; étoiles des cafés-concerts; images pour les fêtes, les théâtres et les bals, tout cela se coudoie, constituant sur les murs et sur les palissades une galerie pittoresque de l'effet le plus heureux. Des Chéret, des Guillaume, des Lautrec, des Lefèvre, des Choubrac, il y a de tout.
Et c’est au nom de Chéret qu’il s’arrête, résumant parfaitement l’effet qui a émerveillé les contemporains, celui de la tache de couleur associée à une image féminine séduisante :
Là, c'est la femme de Chéret aux gestes toujours si explicatifs, aux cambrures si troublantes, aux couleurs si intenses, si joyeuses.[...] Là, l'affiche qui fait tache, qui, plaquée sur son mur, raccroche les passants, les tenant sous le charme et comme hypnotisés : telle l'Emilienne d’Alençon au bal des Quat'Z'arts du maître Chéret, avec un parapluie rouge aux effets irrésistibles.
Et il conclut :
Défiant la pluie et le soleil, bravant les tempêtes, décorative et parlante, gaîté des murailles et joie des yeux, l'affiche a ainsi définitivement conquis sa place dans la société moderne, opposant aux Salons payants et ternes des salles d'expositions, le Salon public et gratuit de la rue.
Félix Fénéon fait le même constat dans La revue indépendante en novembre 1888 où il remarque la couleur jaune, « citrine », qui caractérise la tenue de la Chérette, telle qu’elle apparaît par exemple dans l’affiche pour les pantomimes lumineuses au musée Grévin, reprise en réduction en 1892 dans la série Les maîtres de l’affiche dirigée par Roger Marx, qui semble résumer l’art de Chéret pour les contemporains :
Le style de M. Chéret put être tintamarresque jadis : il est aujourd’hui svelte, lyrique et d’une pureté radieuse. Bi ou trimensuellement, sous prétexte d’un roman papoteur, d’un spectacle d’hippodrome ou d’une invasion de criquets, M. Chéret couvre les murs de Paris de chefs d’œuvres pour les chiffonniers. Cette semaine c’était la citrine affiche de l’Echo de Paris transformé.
Claire Le Men, illustration d’après La Diaphane, Poudre de riz, Sarah Bernhardt, La poudre élégante par excellence (1890), Papier à cigarettes Job, Hors concours (Paris 1889) et Folies-Bergère, La Loïe Fuller (1893) de Jules Chéret, 2025
4. Le bouquet de Chéret
Dans Le Figaro, en 1885, Félicien Champsaur compare les affiches à des coquelicots poussant dans les murs, et recourt à la métaphore du bouquet, utilisée par Chéret lui-même pour qualifier sa méthode de composition, de sorte qu’il fabrique une image évocatrice de la peinture impressionniste transposant en plein Paris l’effet des champs de coquelicots de Monet :
Ses affiches, visions attrayantes de couleurs combinées avec une malignité prodigieuse, éclatantes comme des coquelicots qui auraient poussé dans des trous de murs, sont des bouquets empourprés et raccrocheurs.
La même année, il applique la même image aux pastels de Chéret qu’il a vus « à l’Exposition des peintres-graveurs qui s’est ouverte pour la seconde fois rue Lepelletier, à Paris, dans les galeries Durand-Ruel » :
Quatre pastels admirables de M. Jules Chéret –de Chéret, dont les affiches pavoisent et fleurissent les murs comme des bouquets ensoleillés ; de Chéret, aujourd’hui un maître incontesté de ce genre si précieux, le pastel, et qui dessine ces petites femmes aériennes, si rieuses et si frivoles, des petites Chéret, avec la poussière lumineuse de crayons bleus, rouges, orangé, jaune citron. Il semble, cet artiste joli et prestigieux, piller, pour ses pastels plus irradiants qu’elles, les ailes éclatantes de féériques papillons.
Champsaur écrit sans doute ces mots à partir des propos de Chéret qui collectionnait les papillons. Il s’inspirait du poudroiement coloré de leurs ailes, comme des reflets nacrés des coquillages qu’il collectionnait aussi en leur donnant des noms de peintres aimés. Cette veine naturaliste donne lieu à une conception originale de la composition fondée sur la tache de couleur. Chéret s’est peu exprimé sur son art, confiant à des journalistes quelques mots, et il n’a laissé qu’un seul texte, paru en anglais et jamais traduit à l’époque, sur son style et sa conception de l’affichage, « The art of the Hoarding » (The New Review, juillet 1894). Il y introduit quelques notions clés qui servent de titres aux sections de l’article : la couleur, la distance, la taille, la lettre et la reproduction. À propos de la couleur qui est, selon lui, « quasiment aussi importante que la composition [“design”] elle-même », il écrit : « J’ai toujours voulu rendre mes compositions à la fois frappantes et artistiques, et c’est pourquoi j’essaie toujours de produire une combinaison de couleurs vives aussi frappante qu’harmonieuse. ».
Quelques mois plus tôt, le critique (également illustrateur) Louis Morin avait introduit la métaphore du bouquet, en reprenant les propos de son ami :
Aujourd’hui il s’applique, nous a-t-il dit bien des fois, à voir dans le tableau qu’il peint le bouquet, c’est-à-dire l’harmonieux assemblage des taches de couleur, toute préoccupation de dessin et de composition mise à part. (L’artiste, janvier 1894)
Claire Le Men, illustration d’après les décorations de la villa du Baron Vitta à Évian (1893-1897) de Jules Chéret, 2025
5. Chéret décorateur
Vers 1900, Chéret suspend sa carrière d’affichiste, peint le rideau de scène du musée Grévin, et se fait connaître en tant que décorateur à l’occasion de l’Exposition universelle. Il s’est progressivement tourné vers la peinture, le pastel - comme en témoigne Fête de nuit conservé au musée d’Orsay - ainsi que le dessin, notamment à la sanguine. Il s’adonne aux décorations murales qu’il réalise pour un salon de l’hôtel de ville, et pour les demeures de ses mécènes. Il se tourne aussi vers la tapisserie à la demande de Maurice Fenaille (qui avait été le commanditaire de ses nombreuses et lumineuses affiches pour la Saxoléine servant aux lampes à pétrole et pour lequel il avait réalisé un décor de salle à manger de sa villa de Neuilly en 1895-1896) ; il répond aux commandes de tapisseries de Gustave Geoffroy en 1908 et 1922, pour la manufacture des Gobelins dont le critique (également collectionneur de Chéret) était l’administrateur. Dans tous ces domaines, il reprend son répertoire familier, mettant en œuvre son expérience de magicien de la couleur dans l’envol des personnages.
Il est chargé notamment de décorer, aux côtés de Félix Bracquemond et d’Alexandre Charpentier, la salle de billard de la villa La Sapinière, à Evian, aux bords du lac de Genève, pour le baron Joseph Vitta, illustre collectionneur (de Delacroix et Rodin par exemple) et mécène de l’art contemporain, où l’on retrouve la fête joyeuse de la commedia dell’arte dans un poudroiement coloré. La commande remonte à 1893, et s’achève en 1897. C’est aussi le baron Vitta qui, après avoir financé avec Fenaille sa rétrospective au Pavillon de Marsan au musée des Arts Décoratifs en 1912, lui ouvre la voie de la reconnaissance en tant que peintre (et non pas comme affichiste) dans un musée des beaux-arts. En effet, ce dernier fait don à la ville de Nice d’une partie de ses collections, où figurent en bonne place les pastels, les huiles et les meubles peints de son ami « le grand peintre Jules Chéret », qu’il souhaite conserver « pour toujours dans la lumière de l’admirable pays que Monsieur Chéret habite depuis plus de trente ans ». Le nouveau musée, inauguré en janvier 1928 dans une luxueuse villa acquise par la ville de Nice, prend le nom de « palais des Arts, musée Jules Chéret » (aujourd’hui musée Jules Chéret) : quelques pièces importantes telles que le Déjeuner sur l’herbe y sont encore exposées dans les salles.
Claire Le Men, illustration d’après « Exposition universelle des Arts incohérents » (1889) de Jules Chéret et L’Étameur (1882) de Louis-Robert Carrier-Belleuse, 2025
6. Le statut de Chéret : une hiérarchisation des arts ?
À travers cet art de la décoration murale et de la tapisserie qui constitue sa seconde carrière et que soutiennent ses mécènes, Chéret n’obtient pas la reconnaissance unanime que lui avait apportée l’affiche en 1889, même si ses pastels sont appréciés dans les cercles d’amateurs et de collectionneurs comme le bijoutier Vever (Folie et gaieté, vente Vever de 1897). Lorsque Philippe Burty propose en 1892 son nom pour le décor d’un salon du nouvel hôtel de ville, s’élève un tollé de la part des critiques académiques et des peintres du Salon, même si finalement Philippe Burty et Félix Bracquemond obtiennent gain de cause en 1895 et lui assurent la commande d’un salon. La porte du grand art n’est qu’entrouverte... Il est resté le roi d’un art de la rue, qui s'expose aux regards des passants sur les palissades des chantiers et les murs de la ville des affiches éphémères et soumises aux intempéries, comme le rappelle le tableau de Louis Carrier-Belleuse, pourtant composé en son hommage, où se reconnaît tout un musée imaginaire d’affiches de Chéret vantant les produits de la société de consommation, distribués dans les grands magasins, et les spectacles des cafés-concerts et des cirques de la nuit parisienne.