La cartographie d'une vie familiale et professionnelle
La carte dessinée à l’encre et à l’aquarelle par Anna Diriks est à la fois un plan du quartier Montparnasse où elle vécut de 1899 à 1922 avec son mari Edvard Diriks et leur fils Dyre, et une carte du Tendre évoquant les années parisiennes d’une famille d’artistes nordiques.
En parcourant du regard les rues et les boulevards tracés à la règle, dont les noms se détachent en rouge ou en noir, il apparaît combien le Paris d’Anna Diriks est loin d’être celui d’une touriste de passage. Non seulement l’identité du quartier est parfaitement reconnaissable, avec ses monuments et ses boulevards plantés, la gare Montparnasse, entourée des rues du Départ et de l’Arrivée, le cimetière Montparnasse, mais des repères sont indiqués, comme la statue du maréchal Ney, qui surgit sur l’axe du jardin du Luxembourg à l’Observatoire, reconnaissable à ses coupoles. Rien ne manque au jardin du Luxembourg, ni son palais, ni ses allées avec bancs de jardin et caisses à oranger de part et d’autre d’un bassin et d’un parterre de fleurs, ni ses frondaisons. A ces éléments visuels qui permettent de s’orienter dans la ville s’ajoutent des lieux éminemment personnels, tels que l’école communale et le lycée Montaigne fréquentés par son fils. Ce plan du « Quartier Montparnasse et Jardin du Luxembourg », dont le titre orne un phylactère, est celui d’espaces maintes fois arpentés, où toute une vie intime et professionnelle s’est déroulée pendant une vingtaine d’années.
Le caractère sentimental des souvenirs est clairement indiqué par le motif du cœur brûlant adopté en signature, entouré des initiales « E » pour Edvard, « A » pour Anna et « D » pour Dyre. Cinq autres cœurs correspondent aux « Demeures de Diriks à Paris », toutes circonscrites dans ce périmètre. Cinq adresses habitées entre 1899 et 1923, qui disent un attachement au quartier Montparnasse, et plus encore une appartenance à un réseau d’artistes internationaux au début du XXe siècle.
Le quartier Montparnasse
Le peintre norvégien Edvard Diriks (1855-1930) ne s’était pas installé par hasard avec sa famille dans ce quartier de la rive gauche. Déjà en 1882-1883, il s’était familiarisé avec Paris, où l’exposition de Claude Monet à la galerie Durand-Ruel lui avait laissé une impression durable. Alors installé rive droite au 99, rue de Rome, le premier séjour de Diriks à Paris avait été celui d’un artiste de passage. Son second séjour, qui allait se révéler durable, était en revanche le fruit de sa rencontre à Christiania (aujourd’hui Oslo), en Norvège, avec Julien Leclercq (1865-1901). L’incitation du journaliste et commissaire d’exposition français, dont le réseau artistique s’étendait entre la France et les pays nordiques, est consignée dans une lettre de Leclercq datée du 19 novembre 1898 adressée à Diriks.
« Cher Monsieur Diriks,
Il y a un mois que je suis de retour à Paris et votre lettre m’arrive chez moi, 6 rue Vercingétorix où j’habite définitivement.
Votre idée de venir à Paris l’hiver et y travailler sans doute et vous y faire des relations me paraît excellente d’autant que vous pouvez je crois vous faire ici une situation. […]
Mon opinion est que, si vous venez plus souvent à Paris, vous pourriez entrer facilement en relations avec Durand-Ruel qui aime les peintres de votre nature. Vous devriez prendre à Paris un atelier (il y en a de bon marché) y travailler et inviter Durand-Ruel à venir voir vos œuvres.
En principe, le talent réussit toujours à percer à Paris, mais pas du premier coup. Une exposition évidemment serait excellente et il n’est pas impossible que vous puissiez le faire chez Durand en février par exemple, mais il ne faudrait pas y compter absolument.
Quant à la presse, aux critiques, je les connais presque tous et les meilleurs parleraient de vous. Apportez des choses très robustes, très norvégiennes.
De toute façon un hiver à Paris ne vous coûtera pas plus cher qu’un hiver à Kristiania et si vous avez 3000 F (2200 Kr) à dépenser de décembre à avril vous pourrez très bien vous tirer d’affaire.
En tous cas, venez me voir, je vous renseignerai sur tout… »
Or l’adresse du 6 rue Vercingétorix, occupée par Julien Leclercq et son épouse, la pianiste finlandaise Fanny Flodin (1868-1954), est loin d’être anodine. Ancienne adresse de Paul Gauguin (1848-1903) avant son départ en 1895 pour Tahiti, cet ancien pavillon de l’Exposition universelle de 1889 était un épicentre de la vie artistique nordique à Paris autour de la sculptrice suédoise Ida Ericson-Molard (1853-1927) et de son mari, le compositeur franco-norvégien William Molard (1862-1936). Dans l’atelier des Molard où trônait un piano, et aux beaux jours dans la cour, artistes nordiques et écrivains de la revue Le Mercure de France se retrouvaient autour d’un repas convivial. Des rencontres improbables dans leurs pays d’origine, en raison de classes sociales disparates, se produisaient, brassant des univers artistiques hétéroclites.
Le soutien mutuel était un élément déterminant de ce milieu artistique dans lequel gravitait nombre d’artistes en début de carrière, de femmes artistes indépendantes, et de couples internationaux. Compte tenu des difficultés rencontrées au pays natal pour obtenir des commandes et vendre des œuvres dont la modernité effrayait, des pressions sociales exercées sur les femmes pour qu’elles abandonnent leur carrière, et des tensions liées au choix du pays de l’un plutôt que l’autre dans les couples de nationalités différentes, le séjour parisien constituait un status quo préférable et souvent prolongé. Ainsi en avait-il été pour le peintre norvégien Edvard Diriks et son épouse, l’illustratrice suédoise Anna Diriks, née Westerberg (1870-1932). Leur maison de Drøbak, malgré de fréquents retours, ne parvenaient pas à les arrimer à la Norvège au cours des années cruciales de leur vie professionnelle, où tous deux parvenaient mieux à percer en France qu’en Norvège.
L’impulsion de Julien Leclercq fut donc déterminante et bientôt son réseau s’avéra opérant. Quelques mois après leur arrivée à Paris, ce n’est pas chez Durand-Ruel mais chez Ambroise Vollard, le marchand de Gauguin, qu’Edvard Diriks présentait une Exposition de paysages et marines de Norvège, du 9 au 23 mai 1899. Leclercq tint sa promesse et introduisit Diriks dans la presse comme le représentant d’une nouvelle génération de peintres venus de Norvège.
Nous connaissons déjà, avec Fritz Thaulow, une Norvège pittoresque ; nous connaissons, maintenant, les variétés d’atmosphère et de saison avec Edvard Diriks, dont l’exposition ne peut manquer d’être bien accueillie malgré ce qu’elle a d’un peu inattendu.
La crémerie de Madame Charlotte
Le maillage du réseau de Julien Leclercq se retrouve non seulement dans le soutien de la presse, qui perdura par-delà son décès prématuré en 1901, mais dans la première adresse des Diriks en 1899, au 72, rue Notre-Dame-des-Champs. La proximité de la crèmerie de Madame Charlotte, marquée par un « M » sur la carte, témoigne de leur pénétration immédiate au cœur du quartier.
Dans ce minuscule restaurant de dix couverts du 13, rue de la Grande-Chaumière, Madame Charlotte Caron, née Futterer (1849-1925), proclamée « mère des artistes », servait une « purée artistique », ainsi qu’il était indiqué en devanture, aux artistes désargentés qui fréquentaient l’académie Colarossi de l’autre côté de la rue. Quelques années auparavant, Paul Gauguin en avait fait sa cantine, le tchèque Alphons Mucha (1860-1939) avait peint la devanture en remerciement pour les années d’hospitalité, et l’écrivain suédois August Strindberg (1849-1912) avait manqué l’explosion lors de ses expériences d’alchimie dans la cuisine. Le peintre norvégien Christian Krohg (1852-1925) s’était étonné de trouver des peintures de Gauguin et de Strindberg sur les murs de la crémerie et avait feint d’apprendre qu’Edvard Munch (1863-1944) avait été un familier des lieux. Dans son article, publié en 1898 dans Vergens Gang, Krohg n’hésitait pas à qualifier Madame Charlotte de « mécène » des nombreux artistes internationaux passés par la crémerie.
En 1902 cependant, Madame Charlotte quittait Paris pour Noyon, ce qui laisse entendre que les Diriks avaient fréquenté sa crémerie dans les premières années de leur installation à Paris.
La Cité Taberlet, 9, rue Campagne-Première
Entrecoupés de retours en Norvège, les séjours parisiens s’interrompaient et engendraient de nombreux changements d’adresses. Les sujets norvégiens faisant la notoriété du couple d’artistes, les étés étaient passés dans leur maison de Drøbak, jusqu’à ce que la Bretagne et ses paysages marins offrent une alternative. De fait, les motifs urbains sont rares dans la production d’Edvard Diriks et les hivers parisiens permettaient essentiellement d’entretenir un réseau amical et professionnel.
Il n’empêche qu’à Paris, Anna et Edvard Diriks occupaient des ateliers d’artistes. En 1900, année exceptionnelle de l’Exposition universelle de Paris, ils habitaient au 9, rue Campagne-Première. De l’avis de la sculptrice suédoise Ruth Milles (1873-1941), installée à la même période dans l’un des ateliers, cette Cité Taberlet, construite avec des matériaux provenant de la précédente Exposition universelle de 1889, était extrêmement bourdonnante. Le froid glacial l’hiver, derrières les grandes baies vitrées des ateliers, et l’animation constante qui avaient entrainé le départ de Ruth Milles, écourta le séjour des Diriks. A la section norvégienne de l’Exposition décennale des beaux-arts, Edvard Diriks avait présenté une peinture de dégel dans le Kristianiafjorden.
Vers et Prose
Adossé à la centaine d’ateliers de la Cité Taberlet, l’immeuble du 18, rue Boissonade est le plus emblématique du long séjour parisien d’Anna et Edvard Diriks. A leur installation en 1903, le couple nordique était déjà bien implanté dans le milieu cosmopolite parisien. Déjà en 1902, le critique d’art Marius Leblond (1877-1953), avait qualifié Edvard Diriks de « Peintre du vent » dans le journal La Grande France, surnom qui lui resta accolé tout au long de sa carrière. En 1903, les plus belles plumes des revues symbolistes de l’époque lui accordaient leur soutien en annonçant l’exposition d’atelier du peintre norvégien, à laquelle sa femme participait également.
MM. Paul Adam, Paul Fort, Gustave Kahn, Marius-Ary Leblond, Georges Lecomte, Stuart Merrill, J. H. Rosny, Emile Verhaeren vous prient de visiter l’exposition des œuvres du peintre norvégien Diriks qui aura lieu le mercredi 27 mai [1903] de 2 heures à 6 heures, 18, rue Boissonade, à l’atelier du peintre.
Charles Morice (1860-1919) faisait mine de s’étonner dans son article du Mercure de France :
« Ce déploiement insolite d’une considérable escouade littéraire autour d’un peintre (…) ; il est un peu dangereux pour l’artiste lui-même : n’est-ce pas nous faire en son nom de graves promesses ? »
La modeste exposition d’atelier, où figuraient des peintures de paysages d’Edvard Diriks et des aquarelles d’intérieurs norvégiens et bretons ainsi que des vitraux d’Anna Diriks, avait pris l’allure d’un évènement artistique. Elle devait être la marque d’un succès qui n’allait plus faiblir jusqu’à l’attribution de la Légion d’honneur à Edvard Diriks en 1920.
Les illustrations d’Anna Diriks connaissaient également la faveur du public français, mises en valeur par la revue L’Art décoratif en 1904 dans un article de Léon Riotor. La production de décorations intérieures Art Nouveau d’inspiration vernaculaire des épouses d’artistes nordiques (Karin Larsson, épouse de Carl Larsson en Suède, Marie Krøyer, épouse de P. S. Krøyer au Danemark, Mary Gallén, épouse d’Akseli Gallen-Kallela en Finlande) permettaient à ces artistes de poursuivre leur création aux côtés des peintres qu’elles avaient épousé. Les maisons d’artistes jouaient alors un rôle fondamental dans la construction de l’identité nationale des jeunes pays nordiques, favorisant dans la même dynamique l’émancipation des femmes artistes et l’instauration d’un nouveau mode d’éducation pour leurs enfants.
Leur atelier parisien devenait quant à lui l’un des centres névralgiques de l’époque moderne de Montparnasse. Paul Fort (1872-1960) établit au 18, rue Boissonade le siège de la revue symboliste Vers et Prose entre 1905 et 1914. Edvard Diriks y contribua en 1906, avec la traduction du poème suédois « Hymne à la Lune » d’Oscar Levertin. Le premier secrétaire de la revue André Salmon (1881-1969) dit s’être inspiré de Diriks pour le personnage du Roi du Nord dans son poème La Marche nuptiale publié en 1907 dans le recueil Les Fééries par Vers et Prose. Il se serait rappelé d’une nomination pour rire d’ « Edvard Ier » au trône de Norvège au moment de la séparation du pays avec la Suède en 1905. En 1911, Anna Diriks donnait à Vers et Prose l’illustration Orphée charmant les Ballades françaises pour accompagner l’invitation au banquet de Paul Fort.
Cette pénétration du cercle littéraire parisien se manifestait par la présence du couple nordique dans les cafés de Montparnasse.
Les cafés de Montparnasse
La vie de café, où se rencontraient artistes et intellectuels, était alors des plus actives à Montparnasse, aussi le Dôme, la Rotonde, le Bal Bullier figurent en bonne place sur la carte d’Anna Diriks.
Le Café de Versailles, situé au 3, place de Rennes, face à la gare Montparnasse et marqué sur la carte par un « V », était le lieu de réunion attitré des Nordiques. Diriks y recevait son courrier, avant d’être durablement domicilié rue Boissonade. Per Krohg (1889-1965), le fils de Christian Krohg, confirme dans ses Mémoires (1966) la place centrale du Café de Versailles dans leur quotidien.
Nous mangions généralement dans de petits restaurants bon marché, car il était trop compliqué de cuisiner à la maison. Quand je rentrais de l'école à 4 ou 5 heures de l'après-midi et que j'avais fait mes devoirs, j'allais retrouver mes parents au Café de Versailles, qui était le lieu de rendez-vous de l'époque.
Edvard et Anna Diriks retrouvaient également Paul Fort au Café de Versailles, comme en témoignent plusieurs croquis d’Anna Diriks conservés dans le scrapbook d’où provient notre carte de Montparnasse. C’est au Café de Versailles que fut donné le banquet en l’honneur d’Edvard Diriks, à la suite du Salon d’Automne de 1919, dont la liste des organisateurs donne une idée de son entourage parisien.
Banquet Diriks sous le haut patronage de Son Excellence M. de Wedel-Jarlsberg, ministre de Norvège et sous la présidence de M. Honnorat, ministre des Beaux-Arts.
M.
Vous êtes convié à assister le Jeudi 29 Avril [1920], à midi, dans les Salons du Café de Versailles, place de Rennes, au Banquet offert par ses admirateurs et amis au grand peintre norvégien DIRIKS pour célébrer sa belle exposition d’ensemble au dernier Salon d’Automne. Nous sommes également heureux de saisir cette occasion de fêter les amitiés franco-norvégiennes.
De la part de BOURDELLE, CREMNITZ, GUY-CHARLES CROSS, Dr EIDE, PAUL FORT, FUSS-ANDRE, HENRI DE GROUX, CHARLES GUERIN, GUTZEIT, consul de Norvège à Nantes, FRANTZ-JOURDAIN, Président du Salon d’Automne, GUSTAVE KAHN, MARIUS-ARY LEBLOND, MAURICE LE BLOND, OUVRE, J.-H. ROSNY, SALMON, VANDERPYL.
Désigné par un « C » en lettre anglaise au pied de la statue du Maréchal Ney, la Closerie des Lilas était en revanche le fief de Paul Fort, élu « Prince des poètes » en 1912. Le journal Comoedia, rapporteur des mardis de la Closerie des Lilas à la disparition de Vers et Prose, cite fréquemment Edvard et Anna Diriks parmi les réguliers. Ainsi fréquentèrent-ils Guillaume Apollinaire (1890-1918), ou Gino Severini (1883-1966), gendre de Paul Fort, et tant d’autres.
La Première Guerre mondiale
Le cosmopolitisme du début du XXe siècle avait si bien gommé les nationalités que lorsque la Première Guerre éclata leur fils Dyre (1894-1976), diplômé de médecine, s’engagea aux côtés de ses camarades français. Les Diriks décidèrent de ne pas quitter la France et leur fils, et s’éloignèrent seulement de Paris. Ce n’est qu’en 1923 qu’ils regagnèrent définitivement la Norvège, laissant leur appartement de la rue Boissonade à Dyre, qui y installait son cabinet de consultation médicale.
Bien que présents à Paris de façon relativement tardive par rapport aux artistes de leur génération, Edvard et Anna Diriks étaient devenus des témoins majeurs de l’époque moderne de Montparnasse. Comme le souligne André Warnod (1885-1960) lors des nombreux hommages qui suivirent son décès, Edvard Diriks était devenu :
« … une des personnalités les plus marquantes du Montparnasse naissant d’avant la guerre, des mardis de la Closerie, un homme très grand, très droit, aux yeux clairs ; « ce peintre du vent », comme on l’appelait, a pu, en effet, souvent avec une singulière force, peindre les grands ciels mouvementés, les nuages, la mer. Il apporte à la fin de l’impressionnisme des éléments nouveaux qu’il devait aux paysages de son pays scandinave. »
Bibliographie :
Laura Gutman, « The Julien Leclercq Archive: A Cultural Transfer between France and Finland », FNG Research, No 3/2024.
Laura Gutman, « Deux jeunes Finlandais dans la crémerie de Madame Charlotte », texte original en français paru en traduction finnoise et anglaise dans le catalogue d’exposition Pekka Halonen, Helsinki, Ateneum, 2008.
Øystein Sjåstad, ”Edvard Diriks: En viking på Montparnasse”, Kunst og Kultur, vol. 106, issue 4, Nov. 2018, pp. 245-263.