Questions à Stéphane Lambert, auteur d'un roman sur Léon Spilliaert

Sous-titre
Être moi toujours plus fort (éditions Arléa, 2025)
Stéphane Lambert
© Arléa / Marie Levi

Dans son livre Être moi toujours plus fort, Stéphane Lambert explore la quête intérieure et la solitude créatrice du peintre belge Léon Spilliaert. Dans cet entretien, l'auteur, qui a déjà consacré plusieurs ouvrages à des peintres (Monet, Rothko, Klee, Van Gogh...), revient sur ce dialogue intime entre littérature et peinture, où l’écriture cherche à percer le mystère d’un artiste hanté par l’absolu, le silence et les vertiges de la nuit.

Corps de texte

Vous avez écrit plusieurs textes sur des peintres : Monet, Rothko, De Staël, Klee, Van Gogh. Comment en êtes-vous venu à vous consacrer à ces peintres ? Qu’est-ce qui vous fascine chez eux ?

Ces textes sont nés assez spontanément. À la base, je ne suis pas historien de l’art, j’ai fait des études de lettres et je n’avais pas du tout le projet d’écrire sur des artistes. C’est mon attrait puissant pour leurs œuvres et pour la création en général qui m’a aimanté. Cela occupait une telle place dans ma vie que c’est devenu un sujet à part entière dont je ne pouvais pas ne pas parler. Monet a été le premier sur lequel j’ai écrit. Cela m’a frappé comme une évidence un jour lorsque je regardais un grand panneau des Nymphéas, j’ai littéralement senti un texte naître dans mon regard. Ce premier livre sur Monet, L’Adieu au paysage [éditions de la Différence, 2008 ; rééd. L’Atelier contemporain, 2023], a été très bien accueilli – il a même été lu dans les salles des Nymphéas à l’Orangerie par Micheline Presle (ndlr : Nuit des musées, 2009). Cela m’a encouragé dans cette voie. Tous les artistes que vous citez ont représenté un vrai choc esthétique dans mon parcours, et en écrivant sur eux j’ai cherché à comprendre la nature de ce choc. S’il faut leur trouver un dénominateur commun par-delà leurs différences formelles, c’est la force avec laquelle ces peintres dévoilent une dimension invisible, et parfois indicible, du réel. Étrangement, par le biais d’une forme extérieure, ils touchent notre intériorité la plus enfouie.

Vous avez une approche particulière dans ces textes qui ne relèvent ni de la biographie, ni de la fiction. Comment définiriez-vous les textes que vous avez écrits dans cette veine ?

Je crois profondément que toutes les rencontres importantes que l’on fait révèlent quelque chose de nous dans le sens qu’elles nous grandissent et qu’elles approfondissent notre rapport avec le monde. Mes textes tentent de rendre compte des effets de ces rencontres et de leurs origines. Je n’exclus donc pas ma propre expérience sensible de mon approche d’un artiste : au contraire, j’aime l’idée qu’une œuvre soit un lieu de convergence de vécus, un lieu de communion. Cette démarche donne naissance à un genre hybride qui mêle à la fois narration et analyse. Mes livres sont un peu comme des récits-essais où je n’écarte aucun moyen pour nourrir ma recherche. J’ai bien sûr recours à des éléments biographiques mais j’aime aussi les zones non documentées d’un parcours où l’on peut s’aventurer par l’intuition – non pour inventer mais pour éclairer l’humanité d’un autre à l’aide de sa propre humanité.

Images
Léon Spilliaert
Digue la nuit. Reflets de lumière, 1908
Paris, musée d'Orsay, conservé au département des Arts Graphiques du musée du Louvre
© Musée d’Orsay, Dist. RMN-Grand Palais / Patrice Schmidt

Comment est née l’idée d’écrire sur Léon Spilliaert ? Qu’est-ce qui vous a séduit, attiré chez lui ?

C’est difficile pour moi de répondre à cette question car, étant belge, j’ai l’impression d’avoir toujours connu l’univers de Spilliaert, qu’il fait partie intégrante de mon ADN. Je ne me souviens plus par exemple quand j’ai vu une de ses œuvres pour la première fois. Par ailleurs, j’ai tellement fréquenté les paysages de la mer du Nord dans mon enfance qu’ils m’habitent complètement. Mais je dois bien reconnaître que ce qui me lie à sa peinture, c’est le trouble qui s’en dégage. J’ai l’impression de vivre dans le même écartèlement entre l’intime et le dehors. Je connais cette emprise de l’angoisse qui se répand partout autour de nous, qui rend tout vaporeux. Par sa peinture, Spilliaert a réussi à transcender cette sensation de manière géniale. Cette impossible unité entre l’esprit et le corps devient chez lui, comme chez Schiele à la même époque, une véritable hantise, presque une torture. À travers l’obsédante confrontation à son image, il cherche à calmer ce vertige. Mais le plus fascinant, c’est que cet univers qui peut sembler très sombre est une source de réconfort par sa mise en partage d’un malaise que nous connaissons tous à des degrés divers.

« Je me suis simplement dit : "Je vais prendre le train pour Ostende en pensant à Spilliaert, à sa peinture, et voir ce qui se passe." »
Personne citée
Stéphane Lambert

Votre façon de parler de Spilliaert traduit à la fois son œuvre, ses angoisses, et prend la forme d’un portrait insaisissable qui rejoint la quête inassouvie de l’artiste dans ses autoportraits. Comment en êtes-vous arrivé à cette forme pour votre récit ?

Je me suis simplement dit : « Je vais prendre le train pour Ostende en pensant à Spilliaert, à sa peinture, et voir ce qui se passe. » Souvent les idées les plus simples sont les plus efficaces quand elles répondent à une véritable tension intérieure. J’ai donc laissé ce déplacement géographique agir, provoquer des sensations. Une fois cette dynamique mise en place, c’était assez incroyable, c’était comme si j’étais entré dans la vie intérieure de ses tableaux, il y avait un écho permanent entre ce que je vivais et ce qu’il avait peint, comme si j’avais réveillé un inconscient caché au creux des choses, comme si la matière du réel devenait aussi insaisissable que celle du rêve. Cette confusion correspondait totalement au contenu étrange de sa peinture.

Le texte est bref mais richement illustré. Le travail de l’éditeur est à souligner ici. Comment s’est opéré le choix de ces illustrations ?

Le tissage du texte avec les œuvres est très important pour moi. Ce n’est pas du tout de l’ordre de l’illustration. C’est comme une seconde narration dans la narration. Ou une composition à partir d’éléments de natures différentes. Il y a quelque chose de très fort qui se joue dans l’association d’une image construite mentalement à partir de la lecture et d’une image qui s’offre directement à la vue. Les deux modalités entrent en collision : le surgissement d’une image dans le fil du récit bouleverse le rapport au texte, et le texte transforme la manière de recevoir l’image. Dans le meilleur des cas, cela amplifie l’effet d’un passage, sème le trouble, ouvre des voies parallèles. En littérature, il y a pour ce type d’exercice un grand maître : W.G. Sebald, que j’ai beaucoup lu. Il utilisait les images pour interroger la notion de véracité de ce qu’il écrivait. C’était très fort : on ne savait plus ce qui était vrai du texte ou de l’image. Cette intervention des images fonctionne particulièrement bien avec l’univers de Spilliaert où le réel semble toujours nous échapper. L’apparition de ses œuvres vient simultanément contredire cette impression et l’accentuer.

Images
Léon Spilliaert
Clair de Lune et lumières, vers 1909
Don de Madeleine Spilliaert, 1981
© Photo RMN - Hervé Lewandowski © Photo RMN / Hervé Lewandowski

Vous avez choisi une œuvre du musée d’Orsay pour votre couverture. Comment s'est fait ce choix ? En quoi cet autoportrait aux masques, parmi tous ceux réalisés par Spilliaert, était-il le plus pertinent pour inviter le lecteur à ouvrir votre livre ?

D’abord je trouve cet autoportrait fascinant et magnifique d’un point de vue purement formel. On peut le regarder indéfiniment sans se lasser. Puis, quand on s’attarde sur les autres visages à l’arrière-plan, on ne voit plus qu’eux sans savoir à quoi les assimiler. Est-ce des doubles du double qu’est déjà l’autoportrait ? Ou des témoins, des souvenirs, des pensées, des fantômes, la présence spectrale de son entourage ? Des masques comme l’affirme le titre de l’œuvre ? Ce qui induirait un clin d’œil à Ensor qui s’est particulièrement illustré dans ce domaine… Cette indétermination est abyssale et magnétique. J’aime aussi que le visage de Spilliaert soit de biais. Souvent dans les autoportraits, le peintre se regarde, il se confronte à lui-même, à sa propre conscience. Ici, on ne sait pas ce qu’il regarde, ce qui crée un hors-champ où l’on peut imaginer ce qu’on veut. Ce jeu entre obscurité et lumière est la quintessence de la création de Spilliaert : avec le peu de clarté que nous avons, nous devons tenter d’esquisser ce que nous sommes, d’entrevoir où nous allons. Pour la couverture du livre, c’est une image puissante, dont le pouvoir d’interpellation est renforcé par le titre Être moi toujours plus fort, phrase ambiguë de Spilliaert lui-même qui peut être entendue de différentes façons.

Images
Léon Spilliaert
Autoportrait aux masques, 1903
Collection Musée d'Orsay - Département des Arts Graphiques du musée du Louvre, Paris
Achat, 2005
© RMN-Grand Palais (Musée d'Orsay) / Stéphane Maréchalle
Voir la notice de l'œuvre

Être moi toujours plus fort

À noter également, la parution en juin 2025 d'un autre livre de Stéphane Lambert, Monet impressions de l'étang, toujours aux éditions Arléa. 

Être moi toujours plus fort, Stéphane Lambert
Être moi toujours plus fort, Stéphane Lambert
© Arléa

 

En librairie-boutique