Rosa Bonheur (1822-1899)
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Le Roi de la forêt, 1878
Collection particulière
© Bridgeman Images / Christie’s Images
De Marie-Rosalie à Rosa Bonheur
Marie-Rosalie Bonheur naît à Bordeaux le 16 mars 1822. Aînée de quatre enfants, tous devenus artistes (Auguste, Isidore et Juliette), elle est la fille du peintre Raymond Bonheur et de Sophie Marquis, femme cultivée et musicienne. La famille Bonheur s’installe en 1829 à Paris. Passionnée dès sa plus tendre enfance par les animaux qu’elle croque inlassablement, Marie-Rosalie abandonne à l’âge de 13 ans l’école pour rejoindre l’atelier de son père. Une vie de bohème studieuse s’organise alors, où les leçons de dessin et de modelage dans l’appartement familial de la rue des Tournelles alternent avec les séances en plein air dans les bois. Plein d’ambition pour sa fille, Raymond Bonheur l’exhorte à « suivre sa voie » et à se confronter aux maîtres du passé qu’elle copie au Louvre. Lors de sa première participation au Salon, en 1841, ses Deux lapins sont remarqués. Marie-Rosalie s’affranchit peu à peu de l’emprise paternelle ; elle signe, deux ans plus tard, « Rosa Bonheur », en souvenir du diminutif que lui donnait sa mère dont la mort prématurée, en 1833, traumatisa l’artiste.
Les travailleurs de la terre
Rosa Bonheur observe avec le plus grand intérêt les relations qu’entretiennent les animaux et les hommes. Elle représente les uns et les autres dans leurs interactions en insistant tantôt sur les rapports de pouvoir exercés par l’homme sur l’animal, tantôt sur l’harmonie qui semble les relier. Les scènes de la vie rurale illustrent le quotidien des bergers et des pâtres, le labeur des charbonniers dans la forêt, les travaux des champs. Dans les années 1840, l’artiste poursuit les recherches formelles en ce sens. Elle sillonne les campagnes, en Auvergne, dans les Pyrénées, dans le Nivernais. Elle étudie intensément chaque nouvelle race rencontrée. Au Salon de 1845, Rosa Bonheur reçoit une médaille de troisième classe pour son Labourage. En 1848, elle est la grande révélation du Salon avec Taureaux et bœufs, race du Cantal (non localisé). L’État lui commande alors ce qui deviendra son premier chef-d’œuvre : Labourage nivernais, hommage au travail des animaux, devenu icône d’une ruralité heureuse.
Le marché aux chevaux
Déjà célèbre grâce au Labourage nivernais, Rosa Bonheur connaît un véritable triomphe au Salon de 1853 avec Le Marché aux chevaux. Elle entend s’imposer comme une créatrice hors normes, en s’attaquant à un genre traditionnellement réservé aux hommes et en donnant à ce thème animalier le format des plus nobles peintures d’histoire. L’artiste choisit un sujet contemporain. Elle peint avec vérité la puissance des chevaux Percherons et la violence des hommes tout en invoquant l’héritage des frises du Parthénon et en se mesurant aux maîtres de l’époque romantique, tel Théodore Géricault. Pour préparer ce tableau immense, elle multiplie les dessins préparatoires. Des études de détails et de composition sont ici réunies avec une esquisse sur toile à l’échelle du tableau (plus de deux mètres de haut et cinq mètres de long). Si la peinture de 1853 (Metropolitan Museum of Art, New York) n’a pu faire le voyage, en raison de sa fragilité, la réplique peinte par Rosa Bonheur elle-même avec Nathalie Micas est exposée, prêtée par la National Gallery de Londres.
Voyages en Écosse et dans les Pyrénées
« C'est sauvage et beau, mille fois beau. »
Très tôt, Rosa Bonheur souhaite voyager. Il faut se rendre sur le motif pour observer, découvrir la vie des animaux et des hommes dans les campagnes, dans les montagnes, et exprimer l’essence des différents terroirs, les spécificités de tel animal ou de telle pratique agricole. L’artiste voyage surtout en France, en Auvergne, dans le Nivernais, dans les Landes. Plus tard, elle passe souvent la saison hivernale à Nice. Les Pyrénées restent aussi une destination importante où Rosa Bonheur éprouve la beauté grandiose des montagnes, et étudie à sa guise les ânes conduits par leurs bourriquaires ou les moutons qu’elle apprécie tant et qu’elle étudie également dans la plaine de Chailly. Lors de la tournée du Marché aux chevaux au Royaume-Uni, organisée par Ernest Gambart en 1856, elle se rend en Écosse, sur les traces de Walter Scott, l’un de ses auteurs favoris. Elle découvre avec enthousiasme les races écossaises, dont elle rapporte des études qu’elle utilisera toute sa vie.
L'atelier des animaux
Dans les années 1850, la renommée de Rosa Bonheur s’accompagne d’un grand succès commercial. La vente de ses toiles et la diffusion des estampes lui permettent de faire l’acquisition du château de By, à Thomery, en lisière de la forêt de Fontainebleau. Rosa Bonheur échappe ainsi aux innombrables visiteurs qui l’assaillent à Paris grâce à cette demeure isolée, proche de la nature. Elle demande à l’architecte Jules Saulnier de lui ériger un grand atelier qu’il adjoint au bâtiment principal. Rosa Bonheur emménage le 12 juin 1860, avec Nathalie Micas et sa mère, qui s’occupent de la gestion du domaine et du soin des animaux, libérant ainsi l’artiste des préoccupations matérielles. Nathalie joue également un rôle important dans la préparation des toiles : elle reporte les calques et prépare les fonds ; ingénieure, elle met au point dans le parc un système de frein ferroviaire, breveté. Dans ce monde conçu comme le « Domaine de la Parfaite Amitié » et « une véritable arche de Noé », Rosa Bonheur étudie au quotidien les animaux. Chiens, chevaux, mais aussi moutons, fauves, cerfs et sangliers figurent parmi ses nombreux modèles, amis et muses.
L'étude au cœur de la création
À By, Rosa Bonheur peut étudier ses modèles quand elle le souhaite et accomplir de longues promenades dans les champs et la forêt environnants afin d’y observer les animaux dans leur cadre naturel. Elle porte aussi une grande attention au rendu des arbres, des feuillages, et de la terre elle-même. Il n’est pas un jour sans qu’elle ne croque méticuleusement l’attitude de tel cerf, le regard de tel chien. Elle dessine sans relâche, accumule les études de détails qu’elle juxtapose sur de grandes feuilles. Rosa Bonheur chérissait ses études, au crayon, à l’huile ou à l’aquarelle. Elles constituaient son « vocabulaire » dans lequel elle a puisé toute sa vie pour créer de nouvelles compositions. L’artiste avait baptisé son atelier « le sanctuaire ». Lieu central de la maison de By, il revêt une dimension quasi sacrée. C’est le lieu de la liberté absolue, le territoire suprême de l’artiste où, sous le regard des animaux naturalisés, s’élaborent patiemment les grandes toiles parallèlement au travail d’après nature qui vise à capter l’étincelle de vie de chaque animal.
Animaux en majesté
Sous l’œil de Rosa Bonheur, les animaux acquièrent un nouveau statut et deviennent les sujets de véritables portraits, en pied et grandeur nature. L’artiste leur consacre des toiles importantes, en usant de cadrages atypiques. Des formats inhabituels, panoramiques, révèlent la vie secrète des cervidés de la forêt de Fontainebleau où elle se rend chaque jour pour observer les animaux sauvages et la beauté des arbres. L’attention de Rosa Bonheur est avant tout portée sur le regard, qui agit comme un lien entre les humains et les animaux. Pour l’artiste, les animaux ont une âme, visible à travers leurs yeux. Néanmoins, elle laisse à ces êtres leur irréductible étrangeté et leur altérité. Par son art, elle tente de rendre la vérité de cet instant fugace où ces deux mondes se rejoignent.
Le rêve de l'Ouest américain
Très célèbre aux États-Unis dès les années 1860, Rosa Bonheur y avait une image glorieuse qui mettait en avant son talent et sa liberté d’artiste femme. C’était également le pays d’Anna Klumpke, celui de la « Jeune Amérique », qui émancipait les femmes par une éducation plus progressiste que celle donnée dans la « Vieille Europe ». Malgré son envie profonde de se rendre aux États-Unis, Rosa Bonheur ne peut accomplir ce rêve. Elle est fascinée par les grands espaces de l’Ouest, par ses habitants autochtones et par la faune spécifique à ces paysages : les chevaux sauvages et surtout les bisons. Lorsque William Cody, alias Buffalo Bill, installe son Wild West Show à Neuilly, en 1889, Rosa Bonheur ne manque pas l’occasion d’aller à la rencontre des acteurs Sioux Lakotas et de leurs familles. Elle craint la disparition « de cette race infortunée » face « aux blancs usurpateurs », et avec eux celle des bisons, décimés par les hommes dans les grandes plaines de l’Ouest.
L'appel du monde sauvage
L’œuvre de Rosa Bonheur est traditionnellement classée parmi celles des réalistes, à rebours des aspirations des artistes romantiques. Pourtant, les atmosphères brumeuses et propices au rêve forment l’arrière-plan de plusieurs compositions où Rosa Bonheur, en habile dessinatrice, joue du contraste entre le noir profond du fusain et le papier laissé en réserve. Animaux énigmatiques et fascinants, les loups en horde sauvage sont au cœur d’une de ses rares lithographies originales. L’amour de Rosa Bonheur pour les chevaux est imprégné de la vision qu’en a laissée Théodore Géricault, dont elle possédait de nombreuses estampes. En 1896, Rosa Bonheur s’inspire d’une gravure du Britannique Stubbs et met en scène Le Duel où s’affrontent deux étalons célèbres, Godolphin Arabian et Hobgoblin. Enfin, Chevaux en liberté, toile restée inachevée, offre un plan quasi cinématographique pour rendre le mouvement d’un troupeau de mustangs. On pourrait voir dans ce tableau un manifeste pictural, où, plus encore que le rendu méticuleux des animaux, c’est la liberté de ces chevaux dans un espace infini qui devient le véritable sujet.